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"Le bien commun, raison d'être de l'autorité politique"

La corruption politique au Liban à la lumière de la Doctrine Sociale de l'Église et de la bioéthique personnaliste

© P. Maroun BADR

Doctorant en bioéthique

Fréjus, 12/09/2020

Le 4 août 2020 à 18h07, le temps s’est figé par une double explosion au port de Beyrouth qui aurait détruit la capitale libanaise avec ses banlieues si la puissance n’était pas à moitié absorbée par la mer. Cet événement survenu dans un complexe de situations – la faillite du système économique, la dévaluation catastrophique de la monnaie et la pandémie du Covid-19 – vient combler l’état désastreux du peuple libanais qui, depuis le 17 octobre 2019, lutte contre la corruption de ses dirigeants. Je salue le courage des libanais et leur esprit de survie, eux qui, pour une première fois après trente ans de la guerre, osent pointer du doigt la source du problème. Je viens de dire survie parce que malheureusement le peuple libanais ne vit pas, il survit. Même en ce centième anniversaire de la création du Grand Liban en 1920, ce pays n’a jamais connu la paix avec une succession de guerres et d’attentats, à l’exception de la période de prospérité des années soixante où le Liban était connu comme la Suisse de l’Orient.

Cependant, la situation actuelle montre une faillite totale d’un système politique corrompu dans ses racines depuis des années, une faillite qui a menacé et qui menace encore les citoyens dans leur intégralité en s’attaquant directement à leur dignité fondamentale. C’est pourquoi, il est urgent de ne pas rester indifférent devant cette situation en agissant avec conscience, intelligence et volonté[i] interpellent tous les efforts possibles pour trouver une solution de paix durable. Deux points me semblent importants à ce moment crucial où les débats internationaux au sujet du Liban sont nombreux et que nous souhaitons fructueux.

La vérité cachée étouffe le bien commun

Premièrement, « tout semble justifier que l’on oppose politique et vérité, ou pour le moins qu’on les rapporte à des domaines nettement séparés : d’un côté le savoir, de l’autre le pouvoir[ii]. » Entre ces deux domaines, le lien est plus fort qu’il ne le paraisse. Le savoir qui s’exprime dans le détient de la vérité constitue un instrument de navigation pour prévoir le futur ; le pouvoir, à son tour, qui s’exprime dans l’agir présent concrétise la responsabilité de mesurer l’effet que cette vérité pourrait avoir sur la population. Par conséquent, aucun rapport social et aucune possibilité de vivre en commun entre les hommes ne pourraient exister sans être fondés sur la vérité[iii], non pas celle qui touche à l’absolu et au spéculatif mais celle qui se situe au niveau du concret.

Partant de cette distinction unitive, comment se fait-il qu’en pleine conscience les dirigeants libanais étaient déjà avertis de la présence, dans un dépôt au port de Beyrouth, de 2750 tonnes de Nitrate d’Ammonium et de la menace que représentait ce composé chimique ; et cela sans aucune disposition prise à cet égard[iv]? Pendant plus de 6 ans, on mettait la vie du peuple en danger. Autrement dit, on savait mais on n’a pas agi. Certains pourraient dire que si les dirigeants élus ont pour rôle d’être porteur de la vox populi en veillant sur la vérité, cela n’empêche pas qu’ils peuvent mentir au peuple et le tromper. Toutefois, quand il s’agit d’un mensonge qui porte atteinte à la première valeur fondamentale, celle de la vie, et à plus forte raison d’une façon communautaire, l’autorité politique s’attaque à sa raison d’être – à savoir le bien commun comme premier principe auquel la vie sociale se réfère – et montre par ce fait même le degré de sa corruption : s’attaquer à la vie, c’est détruire automatiquement les biens nécessaires[v]de la personne : matériels, culturels, moraux et spirituels. Cet événement apocalyptique est une des conséquences d’un système politique où la séparation entre le savoir et le pouvoir étouffe l’État et ses institutions et révèle l’ampleur de sa corruption.

Par ailleurs, une autre question se pose : si les armes doivent être tenues officiellement et légitimement par le seul représentant de l’État, à savoir l’armée libanaise, comment se fait-il que ce même gouvernement laisse trainer sciemment des armes au sein des groupes et des individus sur lesquels il n’a pas de pouvoir ?

Par Georges Yazbeck

Où se situe la vérité par rapport à une telle situation ? Cette classe politique est-elle apte à gouverner le pays en ayant le pouvoir sur tous sans exception ? Est-elle consciente de la gravité de l’existence des armes tenues par des milices qui menacent et tuent avec sang-froid celles et ceux qui ne sont pas d’accord avec eux ? Suite à la double explosion, la dégradation prend de l’ampleur : le peuple n’est plus en sécurité sur son territoire puisque ses dirigeants le massacrent directement et indirectement en dissimulant la vérité, en n’appliquant pas le pouvoir là où il faut et en se basent sur un « un système où l’impunité a été érigée en règle au vu et au su de tous. Avec un modus operandi immuable : la dilution des compétences institutionnelles et administratives afin qu’aucune autorité réelle ne puisse être tenue responsable[vi]. »

Il est important de rappeler que la constitution libanaise est basée sur un système multiconfessionnel dans lequel, selon l’article 95 de la constitution, « les communautés doivent être représentées équitablement dans les emplois publics et au sein du gouvernement[vii]» et ceci trouve son origine dans un vieux régime créé dans les années 1926. Ce qui montre que le problème de cette politique – où savoir et pouvoir ne sont pas à la même longueur d’onde au service du bien commun – se situe au niveau systémique dans lequel la démocratie se trouve liée à des consensus communautaires et religieux, et est réservés à un cercle fermé d’individus dans lequel le pouvoir se transmet entre quelques familles. Pour être en vérité, il ne faut pas oublier qu’une certaine responsabilité tombe sur le peuple qui s’est trompé lourdement dans ses choix électoraux au fil des années précédentes en se basant sur le seul bien d’une communauté au lieu de chercher le bien commun du pays. Certes, on peut se tromper dans ses choix mais heureusement que ces derniers sont corrigibles par des choix ultérieurs. La révolution du 17 octobre 2019 en est une preuve et montre ce réveil – aussi timide qu’il soit – dans lequel la vérité et le bien commun du peuple se coïncident avec une volonté de pouvoir pour sauver le pays.

Un devoir étatique : la solidarité et la subsidiarité

Deuxièmement, le bilan de l’explosion du 4 août montre qu’il y a plus de 180 morts, 6500 blessés et plus de 300.000 personnes sans-abris. Des hôpitaux ont été quasiment détruits de sorte qu’ils ne peuvent plus recevoir des patients notamment dans un contexte de crise sanitaire. Dans une telle situation grave, l’État agissant par subsidiarité[viii] devait se mettre en attitude d’aide et de soutien économiques et institutionnels envers ceux qui ont été touchés. Or, le gouvernement libanais lui-même dans ses institutions était quasi absent[ix] dans la première semaine cruciale de cet événement comme si on vivait sur une autre planète. Les faits montrent que, dès le lendemain de l’explosion, ce sont les jeunes et anciens de toutes confessions, bien-portants ou à mobilité réduite, qui sont descendus dans les rues pour nettoyer, chercher des personnes disparues, aider ceux qui sont encore vivants. Une solidarité nationale voire internationale s’est créée assez rapidement pour venir en aide.

Par Georges Yazbeck

D’une part, cette solidarité « confère un relief particulier à la socialité intrinsèque de la personne humaine, à l’égalité de tous en dignité et en droits, au cheminement commun des hommes et des peuples vers une unité toujours plus convaincue[x]. » D’autre part, elle et elle seule rend possible la justice à travers laquelle les aspects sociaux, politiques et économiques prennent leur vraie dimension dans une saine patrie. Solidarité et justice sont les principales conditions d’une vraie paix[xi]. Ces citoyens ont agi avec une grande responsabilité alors qu’eux-mêmes sont meurtris ; eux qui payaient et qui payent encore des impôts n’ont même pas accès aux besoins élémentaires tels que l’électricité, la sécurité sociale, les droits à la retraite, etc.

Le peuple libanais se retrouve délaissé par ses propres dirigeants qui se sont lavé les mains de leur propre responsabilité et n’ont rien mis en place depuis des dizaines d’années. L’argent public est carrément volé par les diverses classes politiques qui se sont succédé et qui ont trahi et continuent à trahir, les citoyens, voire à les laisser mourir physiquement et moralement[xii] en s’attaquant à l’élément principal qui constitue une société : la personne.

 

« Le risque aujourd’hui, c’est la disparition du Liban[xiii]» tel que l’a affirmé récemment Jean-Yves Le Drian, ministre français des Affaires étrangères. Le pays est au bord du gouffre. Il est urgent d’agir. Certes, la réforme doit commencer au sein du pays même. Le peuple, au moins une partie, revendique de nouveaux dirigeants et une nouvelle constitution. Or, cette partie se heurte à d’autres : certains sont aveuglés et suivent les dirigeants corrompus ; d’autres, dirigent le pays indirectement pour servir une cause étrangère.

On est bien évidemment dans la démocratie, chacun est libre dans ses opinions. Cependant, d’un côté la liberté qui est « un signe de la dignité sublime de chaque personne humaine[xiv]» ne peut s’exercer et prendre son authentique valeur qu’en étant dans la vérité et qu’en servant la justice. Si une partie, considérée minoritaire, revendique au nom de la liberté le changement d’un gouvernement corrompu c’est parce qu’on refuse ce qui est moralement négatif et ce qui entrave « la croissance personnelle, familiale et sociale[xv]. » D’un autre côté, les conséquences de la corruption montre que la majorité qui soutient ce régime politique libanais ne peut avoir raison. Il faut noter, comme l’a rappelé le pape Benoît XVI, que « dans les questions fondamentales du droit, où est en jeu la dignité de l’homme et de l’humanité, le principe majoritaire ne suffit pas[xvi]. » La résistance actuelle de celles et ceux qui luttent contre ce régime presque totalitaire est un signe de revendication de la protection de la dignité de chacun et de tous. Monsieur Le Drian a affirmé que « c’est aux Libanais de prendre leurs responsabilités[xvii]. » Cependant, cela n’est possible que par la mise en place d’une décision internationale, puisque tout changement dans le pays a ses enjeux politiques et ses impacts sur la région.

Le Liban doit être sauvegardé

Le Liban doit renaître et doit rester ce pays de rencontre des civilisations et des religions ; il « ne peut pas être abandonné à la solitude[xviii]. » Le pape Jean-Paul II a compris cette urgence quand il a affirmé que « la disparition du Liban serait sans aucun doute l’un des grands remords du monde. Sa sauvegarde est l’une des tâches les plus urgentes et les plus nobles que le monde d’aujourd’hui se doit d’assumer[xix]. » C’est pourquoi dans ce même esprit d’urgence, le Patriarche maronite, le cardinal Bechara Boutros Rahi, trois jours après l’explosion – soit le 7 août 2020 –a lancé un appel en émettant un Mémorandum sur le Liban et la neutralité active. Dans ce document, il rappelle que la neutralité « assure la sortie de l’état de conflits et de guerres, ainsi que des évènements internes récurrents qui ont suivi la déclaration de l’État du Grand Liban : 1958 (l’essai d’inclure le Liban dans le projet éphémère de l’Unité Syro-Égyptienne par le président égyptienne Gamal Abdel Nasser), 1969 (l’Accord du Caire), 1973 ( assassinat de trois leaders de l’Organisation de libération de la Palestine ), 1975 (déclenchement de la guerre)[xx]» et 1989 (l’Accord de Taëf). Ces événements avaient une grande répercussion sur le développement de la corruption dans la classe politique libanaise depuis la fin de la dernière guerre qui a dévasté le pays. Cet appel pour la neutralité « a reçu une large approbation de diverses confessions et partis politiques, avec aussi la publication de beaucoup d’articles en faveur de l’initiative, même s’il y a eu aussi certains réserves et questionnements[xxi]. »

Le peuple libanais souhaite vivre dignement. Le « savoir » sur cette situation et sur cet appel lancé par le Patriarche maronite existent, mais il manque le « pouvoir » pour défendre le fondement de toute société : la dignité de l’homme en sa totalité à travers le respect des droits de l’homme. Le Pape François a affirmé dans un de ses discours : « que disparaisse cette puanteur de la corruption ![xxii] ». Les libanais cherchent à ce qu’on respecte leur dignité fondamentale, en tant que personnes, au-delà de toute tendance politique et sociétale. Ils ont besoin de la communauté internationale pour les aider à lutter contre cette corruption et à avoir un pays qui leur est propre et non pas qui sert un autre avec qui la classe politique corrompue s’allie ou qui n’est qu’une scène de règlement de compte des forces régionales.

 


[i] Conscience, intelligence et volonté sont les trois bases de l’ONU citées par le pape Jean-Paul II : «Discours à l’Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Science et la Culture à Paris (UNESCO) (France, 2 juin 1980) | Jean Paul II», in http://w2.vatican.va/content/john-paul-ii/fr/speeches/1980/june/documents/hf_jp-ii_spe_19800602_unesco.html [27-8-2020], 5.

[ii] P. Secretan, «Politique et vérité», Autres Temps. Cahiers d’éthique sociale et politique 58 (1998), 29–39, 29.

[iii] Jean XXIII, «Pacem in Terris», 1963, in http://www.vatican.va/content/john-xxiii/fr/encyclicals/documents/hf_j-xxiii_enc_11041963_pacem.html [27-8-2020], 281.

[iv] Collectif, «Explosions dans le port de Beyrouth, au Liban», 2020, Perspective Monde, in https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMEve?codeEve=1794 [6-9-2020].

[v] Conseil Pontifical «Justice et Paix», «Compendium de la doctrine sociale de l’église», 2004, in http://www.vatican.va/roman_curia/pontifical_councils/justpeace/documents/rc_pc_justpeace_doc_20060526_compendio-dott-soc_fr.html [27-8-2020], 118, 157, 168.

[vi] S. Rizk, «Explosion au Liban: la corruption et l’impunité de la classe politique plus que jamais en accusation», Le Figaro. (2020), in https://www.lefigaro.fr/international/liban-apres-le-drame-la-corruption-et-l-impunite-de-la-classe-politique-en-accusation-20200805 [6-9-2020].

[vii] M. Gevin, «Comment fonctionne le système institutionnel libanais gangrené «par une corruption organisée» ?», 2020, LCI, in https://www.lci.fr/international/comment-fonctionne-le-systeme-institutionnel-libanais-gangrene-par-une-corruption-organisee-2161153.html [6-9-2020].

[viii] Conseil Pontifical «Justice et Paix», «Compendium DSE», 186; Cf. E. Sgreccia, Manuel de bioéthique , Volume 1 : Les fondements et l’éthique biomédicale, Mame – Edifa, Paris 2004, 170–172.

[ix] M. Boisseau et al., «Beyrouth, des parents meurtris», Franceinfo video, Liban 2020, in https://www.facebook.com/watch/?v=1060103421074275 [6-9-2020].

[x] Conseil Pontifical «Justice et Paix», «Compendium DSE», 192.

[xi] Ibid., 201–202.

[xii] Conseil Pontifical «Justice et Paix», «Compendium DSE», 169.

[xiii] J.-Y. Le Drian, «Le risque aujourd’hui, c’est la disparition du Liban. Interview avec le ministre français des Affaires étrangères.», 2020, in https://www.rtl.fr/actu/politique/liban-le-risque-c-est-la-disparition-du-pays-dit-le-drian-sur-rtl-7800752178 [27-8-2020].

[xiv] Conseil Pontifical «Justice et Paix», «Compendium DSE», 199.

[xv] Ibid., 200.

[xvi] Benoît XVI, «Discours devant le Bundestag (Berlin, 22 septembre 2011)», in http://www.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/speeches/2011/september/documents/hf_ben-xvi_spe_20110922_reichstag-berlin.html [28-8-2020].

[xvii] J.-Y. Le Drian, «Le risque, la disparition du Liban».

[xviii] Jean-Paul II, «Lettre Apostolique sur la situation du Liban», 1989, in http://www.vatican.va/content/john-paul-ii/fr/apost_letters/1989/documents/hf_jp-ii_apl_19890907_situation-lebanon.html [12-9-2020] n. 1.

[xix] Ibid. n. 7.

[xx] B.-B. Rahi, «Mémorandum sur le Liban et la neutralité active», 2020, Agence Nationale de l’Information, in http://nna-leb.gov.lb/fr/show-news/117623/ [6-9-2020].

[xxi] Ibid.

[xxii] François, «Discours aux populations défavorisées de la Scampia à Naples», Le Temps (2015), in https://www.letemps.ch/opinions/pape-francois-disparaisse-cette-puanteur-corruption [28-8-2020].

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