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"L'euthanasie et la dignité eugénique.
Quelques problèmes éthico-juridiques"

© P. Maroun BADR

Doctorant en bioéthique

Fréjus, 07/04/2021

1. Après la Procréation Médicalement Assistée avec le désir de contrôler l’origine de la vie, maintenant c’est le tour de la « Mort Médicalement Assistée » avec ce désir de dominer la mort par la mort. Ce jeudi 8 avril 2021, la loi d’Olivier Falorni sera examinée par les députés avec au moins 3005 amendements déposés sur le texte. Tout tourne autour de cette question-réponse fondamentale : « – à qui appartient la vie ? – à moi et j’en fais ce que je veux et personne n’a le droit de décider à ma place ; la dignité de mourir est mon droit » ! Cet imaginaire de s’approprier la vie crée quelques problèmes éthico-juridiques concernant l’euthanasie.

La fragilité juridique : des lois incompatibles

2. L’article 16 du Code civil (CC) précise : « la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie ». Un peu plus loin, l’article 16-1 affirme que « chacun a droit au respect de son corps. Le corps humain est inviolable. Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial ». L’article 16-9 renforcent les dispositions des deux articles précédents en confirmant qu’ils sont d’ordre public. Ces articles peuvent être groupés sous le principe de « l’indisponibilité du corps humain ». En outre, le principe constitutionnel du 27 juillet 1994, « la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute sorte d’asservissement et de dégradation », vient renforcer ces deux articles du CC. Dès lors, l’euthanasie est considérée par la loi comme atteinte au corps humain, à la personne humaine.

3. Par ailleurs, un tel principe se heurte à un autre : celui de l’autonomie personnelle confirmé par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH, 29 avril 2002). L’autonomie personnelle inclut le droit de disposer de son corps en tant que liberté corporelle qui se réclame de la liberté individuelle. Pourrait-on au nom de l’autonomie se prévaloir des articles 16 du code civil (et suivants) ainsi que du principe constitutionnel de la sauvegarde de la dignité de la personne ? Une euthanasie consentie, comme étant une concrétisation de la liberté individuelle, ne reste-t-elle pas comme une atteinte à l’inviolabilité du corps ? Une telle action ne se heurte-t-elle pas aux législations pénales réprimant une atteinte à la vie : art. 221-1, 221-3, 221-5 du code pénal (CP) ? Si les articles 16 et 16-1 du CC sont de l’ordre public, l’euthanasie n’est-elle pas une atteinte à cet ordre selon l’article 6 du même code qui précise que l’« on ne peut déroger, par des conventions particulières, aux lois qui intéressent l’ordre public et les bonnes mœurs » ?

La nécessité médicale : un loup déguisé en agneau

4. Par ailleurs, ceux qui réclament de l’euthanasie recourent parfois à l’article 16-3 du CC pour appuyer leur demande. L’article indique qu’ « il ne peut être porté atteinte à l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité médicale pour la personne ou à titre exceptionnel dans l’intérêt thérapeutique d’autrui. Le consentement de l’intéressé doit être recueilli préalablement hors le cas où son état rend nécessaire une intervention thérapeutique à laquelle il n’est pas à même ». Trois points d’ambiguïté thérapeutique ressortent de cet article.

Une fausse médecine

5. Premièrement, qu’est-ce qu’on entend par « nécessité médicale » ? Cette nécessité concerne-t-elle la médecine ou le médecin ? La médecine a pour vocation première et fondamentale le soin. En vertu de cette vocation, elle diagnostique, traite et parfois prédit, mais la mort ne fait pas partie de son identité. Quant au médecin, « il doit accompagner le mourant jusqu’à ses derniers moments, assurer par des soins et mesures appropriés la qualité d’une vie qui prend fin, sauvegarder la dignité du malade et réconforter son entourage. Il n’a pas le droit de provoquer délibérément la mort » (article 38 du Code déontologie médicale). Se comporter autrement, c’est porter atteinte au serment d’Hippocrate et au principe éthique universel : « tu ne tueras pas ». Si la nécessité médicale est celle qui est exprimée par l’interprétation du cas selon le jugement du médecin, elle doit servir un but thérapeutique et non pas l’acte euthanasique. L’atteinte à l’intégrité du corps concerne des actes médicaux précis tel que l’opération chirurgicale, l’ablation d’une tumeur, voire un don d’organe etc. À ce propos, Elio Sgreccia[i] est clair quand il affirme que l’acte médical ne peut s’accomplir qu’en respectant le principe de l’inviolabilité de la vie. Pour lui, le principe thérapeutique qui permet une exception d’atteindre à l’intégrité du corps humain exige quatre conditions : 1) intervenir sur la partie malade ou qui cause directement le mal ; 2) qu’il n’y ait pas d’autres moyens pour remédier à la maladie ; 3) que la proportion de la réussite de l’intervention soit bonne ou proportionnellement élevée par rapport au mal ; 4) que le patient soit consentant. Peut-on dire que l’euthanasie est un acte médical qui ne viole pas la vie ? Peut-on dire que l’euthanasie est un acte médical thérapeutique proportionné ?

Un vice du consentement

6. Deuxièmement, pour que le consentement soit valide, il doit être exempt d’erreur, de dol et de violence. La personne qui s’y engage doit être en pleine possession de ses facultés mentales et intellectuelles (art. 1145-1150 du CC) ; ce qui engage la liberté de l’individu. Tout contrat, tout consentement ne respectant pas ces conditions est considéré comme nul. Le chapitre trois du présent projet souhaite intégrer cette condition de « capacité » à l’article L. 1111-6 du code de la santé publique (CSP). Or, est-on vraiment libre de prendre une telle décision avec consentement éclairé infaillible quand on souffre ? Friedrich Nietzche disait :

« L’heure de la mort de l’homme par elle-même, son attitude sur le lit d’agonie, n’entrent presque pas en ligne de compte. L’épuisement de la vie qui décline, surtout quand ce sont des vieilles gens qui meurent, l’alimentation irrégulière et insuffisante du cerveau pendant cette dernière époque, ce qu’il y a parfois de très violent dans les douleurs, la nouveauté de cet état maladif dont on n’a pas encore l’expérience, et trop fréquemment un accès de crainte, un retour à des impulsions superstitieuses, comme si la mort avait une grande importance et s’il fallait franchir des ponts d’espèce très épouvantable, tout cela ne permet pas d’utiliser la mort comme un témoignage sur le vivant[ii]. »

Dénégation et colère dans la maladie limitent un exercice éclairé de la liberté[iii] et la personne qui demande l’euthanasie pourrait agir sous l’emprise d’un vice du consentement régi par deux contraintes morales : 1) interne avec le sentiment d’être une charge et un poids pour son entourage, sans oublier l’état psychologique qu’on peut traverser lors d’une grave maladie ; 2) externe exprimée par la pression de l’entourage familial, médical et socio-politique.

Du droit à mourir au devoir de mourir

7. Troisièmement, pire que le consentement à la « Mort Médicalement Assistée » en état de maladie grave, il y la rédaction des directives anticipées (DA) pour demander au préalable cet acte ; cela suppose qu’on soit en « bonne santé » et aucune souffrance soit disant nécessite une telle demande. Le présent projet définit deux catégories de demande : a) celle des personnes majeures et capables (art. 6) ; b) celle des personnes qui sont « hors d’état d’exprimer leur volonté de manière libre et éclairée » dont le témoignage de famille est requis pour recourir, le moment venu, à l’acte de mettre fin à la vie (art. 7).

8. Les DA avec une reconnaissance explicite d’un droit à mourir risque de se transformer et de se transposer d’une façon implicite[iv] en un devoir de mourir. Légiférer de tels propos porte une signification plus profonde de caractère social : « autoriser l’euthanasie n’ouvrirait pas seulement un droit à quelques-uns mais changerait irrémédiablement la manière dont toute notre société considère la mort[v].» On pourrait alors envisager sa mort comme un acte prémédité. Ainsi, la peur ontologique de la mort – une peur légitime – qui fait partie des caractéristiques humaines, perd tout son sens et avec elle l’humanité se déshumanise au nom d’un devoir de mourir. Les seuls paradigmes qui entrent en jeu avec une telle porte ouverte d’un devoir social sont ceux de l’utilitarisme, l’eudémonisme rusé, les faux calculs du rapport bénéfices/risques, voire l’eugénisme.

Vers une dignité eugénique

9. Les notions restent un point central dans les débats autour des questions qui relèvent de la bioéthique. Le même terme pourrait changer de sens et de contenu dans les textes législatifs. En ce qui concerne le problème de l’euthanasie, la notion de la dignité est fondamentale. Voici trois références, parmi d’autres, des textes utilisant le mot « dignité » :

a) « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits », précise l’art. 1 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH) ;

b) « Il en ressort que la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle » (Décision n. 94-343/344 DC du 27 juillet 1994);

c) « Nous croyons en la valeur et la dignité de l’individu. Cela demande qu’il soit traité avec respect et par conséquent que lui soit laissée la liberté de décider raisonnablement de son propre sort. […] Il est cruel et barbare d’exiger qu’une personne soit maintenue en vie contre sa volonté en lui refusant la délivrance qu’elle souhaite, alors que sa vie a perdu tout : dignité, beauté, signification, perspective d’avenir. La souffrance inutile est un mal qui devrait être évité dans les sociétés civilisées[vi]. »

De quelle dignité parle-t-on ? La dignité peut-elle se perdre ? Peut-on déposséder ou se déposséder de la dignité ? Existe-t-il une vraie dignité de mourir ?

Il est clair que le droit ne définit nulle part ce qu’est la dignité alors qu’il l’évoque dans plusieurs textes relatifs aux questions éthiques; raison pour laquelle, semble-t-il, les revendications concernant le droit de mourir dans la dignité se basent sur des concepts juridiques abstraits. Sans rentrer dans l’histoire éthico-philosophique de cette notion, il est évident que cette notion revêt plusieurs sens. Marie-Jo Thiel en cite trois fondamentaux[vii].

La dignité subjective

10. C’est la dignité ressentie par le sujet. Elle repose sur les sentiments vécus à travers une perception personnelle et sociale. Elle puise son caractère des relations interpersonnelles. Autrement dit, c’est le sentiment qu’à le sujet sur lui-même. Un patient qui réclame l’euthanasie est quelqu’un qui souffre, agonise, a un regard subjectif sur sa dignité ; il pense que son état n’est pas « digne » d’une vie.

La dignité objective déployée

11. Elle « désigne l’exercice effectif de la liberté tel qu’il se laisse appréhender par le discernement éthique dans sa requête d’objectivité[viii]. » Cela se traduit par des actes posés qui reposent sur des valeurs comme la paix, la justice, le respect, la défense de la vie, etc. Prétendre que l’acte euthanasique fait partie d’une telle dignité objective en se basant sur le sentiment de la compassion, c’est banaliser la personne humaine en ce qu’elle est, se cacher derrière un sentimentalisme pour fuir de ses responsabilités, d’une solidarité et d’une vraie com-passion (souffrir avec). Le malade est ainsi un miroir qui révèle ce qu’est l’autre. La confrontation au corps souffrant d’autrui renvoie toute personne à sa propre vulnérabilité. Elle fait ressortir les faiblesses et les incapacités.

La dignité ontologique

12. Elle est intrinsèquement liée à la personne, corps et âme. Elle est le fondement de tous les droits et les devoirs de tout être humain et personne ne peut l’enlever. C’est une dignité qui est loin de toute démonstration ; elle n’est pas un objet de possession ni de droit. Elle est la pierre angulaire de tout acte médical qui soigne la personne et non pas qui met fin à la vie. Un tel acte porte atteinte à la dignité de la personne du patient mais aussi à celle de celui qui le commet :

« Pour le dire de manière brutale, suggère H. Arendt, s’ils (les médecins) ont refusé de commettre des meurtres, ce n’est pas tant qu’ils tenaient à observer le commandement ‘‘tu ne tueras point’’, mais c’est qu’ils n’étaient pas disposés à vivre avec un assassin : leur propre personne[ix]. »

13. Recourir aux seules dimensions subjective et objective, ne fait que favoriser ce que j’appelle la « dignité eugénique ». Au nom de la délivrance des souffrances et de la compassion, le patient, sa famille et la société se trouvent « contraints » par une loi appelant implicitement à se débarrasser des plus fragiles, de ceux qui constituent un poids pour leurs proches, des plus « défectueux » ; bref, de l’être humain.

Que faire? Socialité et subsidiarité

14. Le droit à la mort ne peut pas être corollaire d’un droit à la vie. Mourir en dignité c’est préserver et défendre en premier lieu la personne humaine. Ceci requiert deux devoirs/principes[x] vis-à-vis d’elle.

a) Un devoir individuel, la socialité. Il s’agit de participer activement à la « réalisation du bien de ses semblables » par la promotion de la vie, de la santé ; par l’accompagnement proche du patient et sa famille ; par une présence respectueuse face au mystère de la mort.

b) Un devoir communautaire, la subsidiarité. La société et l’état sont appelés à « apporter davantage d’aide là où la nécessité est plus grande. [xi] » Or, En ce qui concerne les malades en fin de vie, il s’agit concrètement de multiplier les unités des soins palliatifs qui assurent aux patients les traitements nécessaires dans un contexte humain où la dignité subjective, objective et ontologique seront en pleine harmonie.

Certes, soigner et accompagner coûtent cher. L’euthanasie est beaucoup plus rentable et il est sûr qu’elle économise des millions d’euros. Cependant, la politique a pour vocation d’entretenir le bien commun qui ne peut se passer de la dignité de l’homme. La personne humaine est et doit rester le centre de toutes les préoccupations, le centre de toutes les décisions et le centre de toutes les solutions!


[i] E. Sgreccia, Manuel de bioéthique , Volume 1: Les fondements et l’éthique biomédicale, Mame – Edifa, Paris 2004, 168–169.

[ii] F. Nietzsche, Humain, trop humain (1878-1879), Œuvres 1, Robert Laffont, 1990, 731.

[iii] E. Kubler-Ross, Les derniers instants de la vie, Labor et Fides, 1975.

[iv] A. R. Vitale, Introduzione alla bioetica. Temi e problemi attuali, Il Cerchio, Rimini 2019, 52.

[v] ««Une fin de vie libre et choisie»: débat sous haute tension à l’Assemblée nationale», LEFIGARO, in https://www.lefigaro.fr/actualite-france/une-fin-de-vie-libre-et-choisie-debat-sous-haute-tension-a-l-assemblee-nationale-20210405 [7-4-2021].

[vi] Le Manifeste des trois Prix Nobel en faveur de l’euthanasie, le 1er juillet 1974, Trad. Le Figaro, 1er juillet 1974.

[vii] M.-J. Thiel « La dignité humaine. Perspectives éthiques et théologiques », in https://ethique.unistra.fr/fileadmin/upload/DUN/ethique/Ressources_doc/Dignite_humaine-CSRESarticleMJT.pdf [7-4-2021], 7–14.

[viii] Ibid., 13.

[ix] H. Arendt, Penser l’événement, Belin, Paris 1989, 102.

[x] E. Sgreccia, Manuel de bioéthique, Vol 1…, 170–172.

[xi] Ibid., 171.

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