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Fin de vie, Professionnels de la pharmacie et Clause de conscience

© Maroun BADR (PhD)

Docteur en bioéthique

Research Scholar at UNESCO Chair in Bioethics and Human Rights – Rome

Associate Researcher at Facultad de Bioética Universidad Anáhuac México

26/09/2025

Le 25 septembre 2025, l’association « Pharmaciens en conscience » a publié une Tribune en réaction à la proposition de loi sur l’aide à mourir qui exclut les professionnels de la pharmacie (pharmaciens et préparateurs en pharmacie) de la clause de conscience (I), pourtant reconnue et garantie pour les médecins et les auxiliaires médicaux. Puisque les métiers de la pharmacie font partie de la catégorie de « professions de santé » (art. L4211-1 à L4252-3 du Code de la santé publique/CSP), une telle exclusion ne peut que poser un problème substantiellement éthique et moral (II).

I.          La liberté et la clause de conscience

La liberté de conscience est

« l’une des assises d’une ‘société démocratique’ au sens de la Convention [européenne des droits de l’homme/Conv. EDH]. Elle figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à pareille société » [1].

Cette liberté de conscience en tant que « zone de non-droit » [2] est aussi la faculté d’agir selon sa propre conscience (dimension positive) et de ne pas être contraint d’agir contre sa conscience (dimension négative). Elle est encadrée par trois sources juridiques principales :

A) Au niveau international, elle est protégée par l’art. 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) [3], ainsi que par les art. 9 et 10 de la Conv. EDH.

B) Au niveau européen, elle est reconnue dans la jurisprudence de la CEDH : « l’objection de conscience est une composante fondamentale du droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion reconnu dans la Convention » [4]. De son côté, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe affirme que

« nul hôpital, établissement ou personne ne peut faire l’objet de pressions, être tenu responsable ou subir des discriminations d’aucune sorte pour son refus de réaliser, d’accueillir ou d’assister un avortement, une fausse couche provoquée ou une euthanasie, ou de s’y soumettre, ni pour son refus d’accomplir toute intervention visant à provoquer la mort d’un fœtus ou d’un embryon humain, quelles qu’en soient les raisons » [5].

Par ailleurs, l’art. 10.2 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne reconnaît explicitement le droit à l’objection de conscience.

C) Au niveau national, la liberté de conscience découle de l’art. 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789/DDHC (à valeur constitutionnelle) et se concrétise en objection dont la mise en œuvre juridique se fait par la clause de conscience. Celle-ci permet aux professionnels de santé de s’abstenir de procéder à un acte précis qui va à l’encontre de leur conscience.

En droit français, il existe une double clause de conscience.

a) La clause de conscience générale encadrée par l’art. R. 4172-47 du CSP qui préconise ce qui suit : « hors le cas d’urgence et celui où il manquerait à ses devoirs d’humanité, un médecin a le droit de refuser ses soins pour des raisons professionnelles ou personnelles ».

b) La clause de conscience spécifique qui concerne la stérilisation contraceptive, la recherche sur l’embryon [6] et l’avortement. Cette clause a acquis une valeur constitutionnelle par deux décisions du Conseil constitutionnel [7] et son maintien est favorisé par le CCNE dans son avis du 8 décembre 2020 [8].

Néanmoins, si la résolution 1763 de l’APCE précise que les professionnels de santé doivent avoir le droit à l’objection de conscience [9], l’art. R. 4235-61 du CSP (Code de déontologie des pharmaciens), ne prévoit pas que les pharmaciens « puissent se valoir d’une clause de conscience » [10]. À titre d’exemple, une pharmacienne en 2013 a été licenciée pour le fait d’avoir exprimé son objection de conscience vis-à-vis de la distribution de la pilule abortive [11].

Si en matière d’IVG la question n’est pas considérée importante faute de personnalité juridique de l’enfant à naître, elle ne pourra pas être négligée quand il s’agit d’un acte qui omet la vie d’une personne dotée d’une personnalité juridique. Un tel acte est pénalement qualifié de meurtre selon les art. 221-1 et 221-5 du Code pénal.

II.          Une coopération au mal ?

Dans le contexte de la fin de vie, la question de la préparation/délivrance de la substance létale, autrement dit de la participation individuelle  « à un processus qui s’impose aux professionnels » de la pharmacie », pose un problème moral fondamental qui peut « heurter la conscience » [12]. Les professionnels de la pharmacie seraient-ils complices d’un tel acte qu’ils considèrent moralement mauvais ?

Afin de répondre à cette question, il convient de rappeler un des critères classiques de la philosophie morale, critère repris aussi dans les jurisprudences : la coopération au mal. Celle-ci se situe sur deux niveaux : la coopération formelle, dans l’intention, et la coopération matérielle, dans la réalisation de l’acte. Concernant la coopération formelle, la tribune des pharmaciens est claire quand ils affirment qu’ « exclure les professionnels de la pharmacie de ce droit [la clause de conscience] constituerait une injustice grave et une atteinte à l’exercice de leur liberté de conscience ». Une telle affirmation implique que l’intention de coopérer formellement au mal n’existe pas.

La question la plus délicate est celle de savoir si la préparation/délivrance de la substance létale est une coopération matérielle. La réponse à cette question se fait dans l’évaluation du lien (ou la distance) entre l’acte en cause et le motif de l’objection, telle que l’a précisé la Cour européenne des droits de l’homme/CEDH. Dans l’affaire Eweida et autres c. Royaume-Uni, la Cour précise que « l’existence d’un lien suffisamment étroit et direct entre l’acte et la conviction [motif de l’objection] qui en est à l’origine doit être établie au vu des circonstances de chaque cas d’espèce » [13]. Ainsi, afin que l’objection de conscience ait juridiquement sa valeur, il faut deux éléments :

a) Que la personne soit moralement engagée par l’action. Dans le cas de la proposition de loi sur la fin de vie, les professionnels de la pharmacie sont directement et moralement engagés puisqu’il n’y a aucun doute sur la nature de la substance létale (poison), sur son usage (euthanasie/suicide assisté) et sur son effet qui en découle (la mort).

b) Qu’il existe un lien étroit et direct entre l’objet de cette objection (l’action de préparer/délivrer la substance létale) et le motif de cette objection (atteinte à la liberté de conscience pour un acte considéré mauvais). Or, dès lors que la collaboration des professionnels de la pharmacie est nécessaire et indispensable pour la réalisation de l’acte (euthanasie/suicide assisté), le lien étroit est établi et l’objection de conscience est justifiée.

Que certains n’aient pas de problème moral/éthique avec un tel acte, soit ! C’est leur liberté qui doit être respectée. Cependant, qu’on soit pour ou contre l’euthanasie/le suicide assisté, il faut reconnaître que le fait de ne pas accorder le droit de la clause de conscience aux professionnels de la pharmacie, comme professionnels de santé de premier recours, constitue une atteinte à ce droit fondamental. Il s’agit également d’instaurer une discrimination par rapport aux autres protagonistes impliqués dans le processus de provoquer la mort, eux-mêmes ayant la possibilité d’invoquer une clause de conscience.

                                                                                               

[1] CEDH, « Kokkinakis c. Grèce, n° 14307/88, 25 mai 1993 », § 31.

[2] G. Carcassonne – M. Guillaume – G. Vedel, La Constitution, Points, Paris 201915ème, 439.

[3] Comité des droits de l’homme. CDH, « Observation générale n° 22 sur l’article 18 (Droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, concernant le droit à la vie », Organisation des Nations Unies, Strasbourg 27 septembre 1993, 5, in https://www.right-to-education.org/node/580 [21-2-2023], § 11.

[4] CEDH, « Bayatyan c. Arménie, n° 23459/03, 7 juillet 2011 », § 52 et 107.

[5] Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe. APCE, « Résolution 1763 (2010) – Le droit à l’objection de conscience dans le cadre des soins médicaux légaux », 2010, in https://assembly.coe.int/nw/xml/XRef/Xref-XML2HTML-FR.asp?fileid=17909&lang=FR [4-3-2023].

[6] La clause de conscience concernant la stérilisation à visée contraceptive (art. L. 2123-1 du CSP) est consacrée par la loi n° 2001-588 du 4 juillet 2001, et insérée dans le CSP dans l’art. L. 2123-1 du CSP. Celle qui concerne la recherche sur l’embryon (art. L. 2151-7-1 du CSP) est, consacrée par la loi n° 2011-814 du 7 juillet 2011.

« Loi n° 2001-588 du 4 juillet 2001 relative à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception (1). JORF n°0156 du 7 juillet 2001 »; « Loi n° 2011-814 du 7 juillet 2011 relative à la bioéthique (1). JORF n°0157 du 8 juillet 2011 ».

[7] Décision n° 74-54 DC du 15 janvier 1975 et Décision n° 2001-446 DC du 27 juin 2001.

[8] Comité consultatif national d’éthique. CCNE, « Opinion du CCNE sur l’allongement du délai légal d’accès à l’IVG de 12 à 14 semaines de grossesse. Réponse à la saisine du ministre des solidarités et de la santé », 2020, in https://www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/2021-07/CCNE-%20saisine%20IVG.pdf [20-3-2023].

[9] Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe. APCE, « Résolution 1763 (2010) – Le droit à l’objection de conscience dans le cadre des soins médicaux légaux ».

[10] Ordre national des pharmaciens. ONP, Le code de déontologie commenté. Vos devoirs, un atout, Paris, in https://www.ordre.pharmacien.fr/l-ordre/le-code-de-deontologie2 [12-8-2023], 59.

[11] P. Capello, « Appel à l’aide – Jacqueline F., pharmacienne licenciée pour faute grave parce qu’elle ne délivrait pas la pilule du lendemain », 2013, Objection ! L’association pour la liberté de conscience en France, in https://www.objectiondelaconscience.org/appel-laide-jacqueline-f-pharmacienne-licenciee-pour-faute-grave-parce-quelle-ne-delivrait-pas-la-pilule-du-lendemain/ [12-8-2023].

[12] Pharmaciens en Conscience, « Euthanasie et suicide assisté : réaction des professionnels de la pharmacie exclus de la clause de conscience », 2025, in https://pharmaciens-en-conscience.s2.yapla.com/fr/manifeste/copie—notre-manifeste [26-9-2025].

[13] CEDH, « Eweida et autres c. Royaume-Uni, n° 48420/10, 59842/10, 51671/10 et 36516/10, 15 janvier 2013 », § 82.

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