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Fiducia supplicans : une erreur épistémologique?

© Maroun BADR

Prêtre, bioéthicien et chercheur doctorant en bioéthique

Les Issambres, 12/01/2024

Après avoir lu et relu à maintes reprises la Déclaration du Dicastère pour la Doctrine de la Foi, Fiducia supplicans [1], ainsi qu’une bonne partie des réactions, déclarations, contestations et jubilations qui l’ont suivie, je ne veux pas y rajouter une autre couche et je ne m’attarderai pas sur la question s’il faut bénir ou non, individuellement ou conjointement, les couples en question. Cependant, sur un autre plan de réflexion, il me semble qu’une erreur épistémologique a échappé à l'(aux) auteur(s) de cette déclaration et à ceux qui la commentent, erreur qui a des enjeux aux niveaux moral et pastoral. Certes, je n’ai pas tout lu, mais la seule réflexion que j’ai trouvée et qui souligne cette erreur est celle du pasteur Vincent Bru que vous pouvez lire ici. Il s’agit du fait de mettre dans le même texte les « couples en situation irrégulière », c’est-à-dire les couples de sexe différent, et les « couples de même sexe ». En effet, si les deux catégories des couples sont considérées comme « irréguliers », l’irrégularité n’est pas identique puisque les raisons qui empêchent de recevoir la bénédiction confirmant la relation d’un couple de même sexe n’est pas applicable sur un couple de sexe différent, à savoir la question anthropologique (A) et la question de l’ouverture à la vie (B) ; ce qui, à mon avis, doit aboutir à une différence de traitement (C) dans ce qui est considéré comme irrégulier et de séparer les deux catégories dans toute réflexion ultérieure.

A. La complémentarité anthropologique

La première différence concerne la complémentarité anthropologique. Le Magistère de l’Église, particulièrement depuis Pie XI dans son encyclique Casti connubiii [2], rappelle que le sens plénier de l’union sexuelle se trouve dans sa réalisation entre un homme et une femme. Le Concile Vatican II [3], dans l’instruction Gaudium et spes, reprenant le récit de la Création, rappelle les fondements bibliques de cette union : dès l’origine, Il les créa homme et femme (§ 12 et 50). Il en est de même de l’encyclique Humanæ vitæ [4] dans laquelle le pape Paul VI affirme que l’union et la procréation sont inscrits « dans l’être même de l’homme et de la femme » dont l’union donne pleine sens à l’acte conjugale et à la sexualité (§ 12-13, 25). Le pape Jean-Paul II approfondie sa réflexion anthropologique dans son exhortation apostolique Familiaris consortio [5] en précisant que « l’homme et la femme se donnent l’un à l’autre par les actes propres et exclusifs des époux » ce qui reflète la communion d’amour voulue par Dieu « en créant l’humanité de l’homme et de la femme à son image » (§ 11). La nouveauté de ce texte réside dans le fait de préciser que cet amour s’effectue par le don de la personne unifiée corps et âme à travers une complémentarité naturelle qui existe entre l’homme et la femme (§ 19) « Le ‘lieu’ unique, qui rend possible cette donation selon toute sa vérité, est le mariage » (§ 11). Ces idées sont reprises par l’instruction Donum vitæ [6], la Lettre aux familles [7] (§ 6), l’encyclique Evangelium vitæ [8] (§ 34), l’encyclique Caritas in veritate [9] (§ 15), l’exhortation apostolique Amoris lætitia [10] (§ 9-10).

Ces divers textes rappellent que sexualité et corporéité sont deux éléments inaliénables de l’amour et de la procréation [11]. C’est ainsi que la différenciation sexuelle prouvée par la génétique et les neurosciences [12] constitue la base, je dirais « scientifique », de cette complémentarité anthropologique au-delà de toutes les idéologiques actuelles, nihilistes ou relativisites, répandues à travers le genre et le wokisme derrière lesquelles se trouvent des puissants lobbyings [13].

Dans ce contexte, la vie sexuelle ne peut se résumer au seul acte sexuel mais il est une activité engageant la totalité de la personne : physique, psychologique et spirituelle.

B. L’ouverture à la vie

La seconde différence est celle qui concerne l’ouverture à la vie. Le Magistère de l’Église rappelle que l’amour doit être fécond et sa fécondité n’est pas un objet (une relation par exemple), mais une personne : l’enfant. Ce lien, d’ordre moral, entre procréation et acte conjugal reflétant l’amour entre les conjoints a été présenté par l’instruction Donum vitæ :

« L’acte conjugal, par lequel les époux se manifestent réciproquement leur don mutuel, exprime aussi l’ouverture au don de la vie: il est un acte inséparablement corporel et spirituel. C’est dans leur corps et par leur corps que les époux consomment leur mariage et peuvent devenir père et mère. Pour respecter le langage des corps et leur générosité naturelle, l’union conjugale doit s’accomplir dans le respect de l’ouverture à la procréation, et la procréation d’une personne humaine doit être le fruit et le terme de l’amour des époux [14]. »

C’est ainsi qu’un couple constitué d’un homme et d’une femme doit être ouvert pour l’accueil d’un enfant. Je précise que l’ouverture ne signifie pas que tout acte conjugal doit aboutir à une grossesse et ne signifie pas non plus que l’enfant doit être considéré comme un objet de droit qu’il faut acquérir à tout prix. L’ouverture signifie d’une part que l’acte conjugal entre un homme et une femme est naturellement source d’une nouvelle vie, en raison de la différenciation sexuelle (anthropologique, biologique, psychologique, etc.) laquelle fonde la complémentarité. D’autre part, l’ouverture à la vie signifie qu’un couple ayant les conditions anthropologiques et sexuelles doit être prêt à accueillir un enfant dans le cadre d’un mariage à travers une « paternité responsable », si je reprends la même terminologie de Paul VI dans Humanæ vitæ (§ 10).

C. Différentes situations, différents traitements

Dans ce contexte, l’irrégularité d’un couple de même sexe réside dans l’absence des deux éléments fondamentaux, à savoir la complémentarité anthropologique et l’ouverture à la vie.  Or, il n’en est pas de même pour un couple de sexe différent. L’irrégularité pour ce dernier réside, (particulièrement pou un couple catholique ou dont l’un des deux partenaires est catholique), selon le Magistère de l’Église, dans l’absence d’un lien licite entre les deux personnes, à savoir un mariage officiel (qui peut être civil) et d’un lien valide théologiquement à savoir celui qui est établi lors du sacrement du mariage. D’autant plus que l’irrégularité d’un couple de sexe différent, particulièrement dans le cas où des divorcés remariés, couvrent un large éventail des raisons de divorces (violence familiale, conjoint parti du jour au lendemain, etc.) ou des difficultés d’aboutir à une procédure d’invalidité de mariage pour différentes raisons (financières, l’autre conjoint ne le souhaite pas, faute de connaissance sur ce sujet, etc.). Quoique, Dieu seul sait quel est le vrai pourcentage des mariages valides qui ont répondu, qui répondent et qui répondront à un critère principal  de la validité, celui de la liberté (parmi quatre critères constituant les piliers du mariage et figurant dans la déclaration des intentions : liberté, indissolubilité, fidélité et ouverture à la vie). Il s’agit d’une autre question, mais elle mérite d’être abordée sérieusement.

En conséquence, je trouve que, moralement et pastoralement, il est illogique, incohérent, voire injuste, de mettre sur le même pied d’égalité les deux catégories de couple en leur accordant le même traitement, en l’occurrence la réception ou le refus d’une bénédiction en couple. Entre une situation qui remplit deux conditions sur trois (complémentarité anthropologique, ouverture à la vie et lien sacramentel) et une situation qui ne remplit aucune condition, l’irrégularité n’est pas la même. Les différentes situations nécessitent des différents traitements et des différentes approches : il ne s’agit aucunement d’une discrimination mais plutôt d’une question de justice dans le sens où il faut rendre à chacun ce qui lui revient par nature [15], c’est-à-dire par le droit naturel constituant la base de la morale chrétienne. Pour mieux comprendre, prenons l’exemple  de l’acte d’un vol. Une personne  a volé un morceau de pain parce qu’elle est pauvre et une personne a volé une bijouterie pour son plaisir. Bien que l’acte dans son objet – prendre illégalement quelque chose qui ne lui appartient pas – soit le même, doit-on traiter cette « irrégularité » de la même façon? Certainement non puisqu’il ne s’agit pas du tout d’une situation identique.  La justice appliquée dans ces deux cas différents n’est pas la même et leur réparation ne l’est pas non plus puisque ni la fin ni les circonstances sont les mêmes. Certes, on peut dire que la fin ne justifie pas le moyen, ce qui est vrai ! Mais cela ne veut pas dire qu’il faut avoir le même traitement.

Cette différence de traitement selon les situations répond au principe de gradualité lequel est un principe biblique et spirituel émanant des étapes successives de la Révélation. Au niveau de la morale sexuelle et familiale, ce principe évoqué indirectement par l’encyclique Humanæ vitæ a été exposé explicitement par le pape Jean-Paul II dans Familiaris consortio (§ 9, 34 et 66). Il s’agit en fait d’approcher la loi morale, laquelle ne doit pas changer, à partir d’une « voie graduelle » selon les différents états des personnes ; ce qui marque un cheminement progressif dans la vérité et dans la miséricorde [16] vers la sainteté. À partir de ce principe et déjà dans Amoris Laetitia, le choix à un discernement personnel et pastoral des situations dites « irrégulières » (§ 296-312) est désormais possible. Ce discernement permet de relever « ce qui est vrai, bon et humainement valable » dans la vie des couples en situation irrégulière, selon les paroles utilisées dans Fiducia supplicans (§ 31). La complémentarité anthropologique et l’ouverture à la vie constituent le vrai, le bon et l’humainement valable pour un couple de sexe différent. Seule la question de la licéité/validité de leur relation (en dehors du mariage sacramentel parce qu’on peut être licitement en couple par un mariage civil) pose le problème « moral ».

C’est ainsi que je me demande : quelle est la vraie raison pour laquelle cette question des situations irrégulières des couples de sexe différent a été reprise dans Fiducia Supplicans ?

                                                                                                                                                                                                                                                 

[1] Dicastère pour la Doctrine de la foi, Déclaration Fiducia supplicans sur la signification pastorale des bénédictions, 2023.

[2] Pie XI, Casti Connubii, 1930.

[3] P.-A. Martin (ed.), Vatican II. Les seize documents conciliaires : texte intégral, Fides, Anjou 2001Nouvelle édition revue et corrigée.

[4] Paul VI, Humanae vitae, Centurion, Paris 1968.

[5] Jean-Paul II, Familiaris Consortio, Pierre Téqui, Paris 1981.

[6] Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Donum Vitae, Pierre Téqui 19872005.

[7] Jean-Paul II, Lettre aux familles, 1994.

[8] Jean-Paul II, Evangelium Vitæ, Plon, Paris 1995Mame-Plon.

[9] Benoît XVI, Caritas in veritate, Pierre Téqui 2009.

[10] François, Amoris laetitia, Artège, Paris; Perpignan 2016.

[11] E. Sgreccia, Manuel de bioéthique, Volume 1 : Les fondements et l’éthique biomédicale, Mame – Edifa, Paris 2004, p. 410.

[12] R. Ecochard, Homme, femme… ce que nous disent les neurosciences, Artège, Perpignan 2022.

[13] F. D’Agostino, Famiglia, matrimoni, sessualità. Nuovi temi e nuovi problemi, Pagine, Roma 2017; A. Caillet – C. Genin, Genre, sexe et égalité: Étude critique de nos rôles sociaux, L’Harmattan, Paris 2014; A. Bilheran, L’imposture des droits sexuels ou La loi du pédophile au service du totalitarisme mondial, Bookelis 2022; M. Peeters, La mondialisation de la révolution culturelle occidentale. Concepts-clefs, mécanismes opérationnels, Institute for Intercultural Dialogue Dynamics asbl, Bruxelles 2011; J. Reisman, La subversion sexuelle née des rapports Kinsey. Comment un savant fou isolé a soumis l’Amérique à une épidémie de corruption, Saint-Remi, Sainte-Croix-du-Mont 2017; M. Peeters, Le Gender, une norme mondiale ? Pour un discernement, Mame, Paris 2013; M. Sigaut, Les droits sexuels ou La destruction programmée de l’enfance et de la famille, Sigest, Alfortville 2017; M.-J. Bonnet – N. Athea, Quand les filles deviennent des garçons, Odile Jacob 2023; L. Palazzani, Sex/gender: gli equivoci dell’uguaglianza, G. Giappichelli, Torino 2010.

[14] Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Donum Vitae.

[15] J. Hervada, Introduction critique au droit naturel, Bière, Bordeaux 1991.

[16] M.-J. Huguenin, «La morale de gradualité. La morale catholique à l’aune de la miséricorde divine», Revue d’éthique et de théologie morale 280/3 (2014), 75‑100, in https://www.cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2014-3-page-75.htm [11-1-2024].

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