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Fin de vie. De la dignité existentielle à la dignité ontologique

© Maroun BADR (PhD)

Docteur en bioéthique

Research Scholar at UNESCO Chair in Bioethics and Human Rights – Rome

Associate Researcher at Facultad de Bioética Universidad Anáhuac México

18/04/2025

Introduction

Les débats actuels sur le projet de loi sur la Fin de vie ne manquent pas de susciter des controverses entre partisans et opposants à l’aide à mourir (euthanasie et suicide assisté). Les réclamations pour légiférer un tel acte recourent à certaines notions pour argumenter et justifier une telle éventuelle légalisation. Parmi ces notions, la dignité constitue un élément fondamental des discours. À défaut d’une définition [1] claire de la notion de dignité (1), deux approches s’opposent quant à son interprétation : celle désignée par le « Pro-choix » (2) et celle désignée par le « Pro-vie » (3).

1.    Un manque de consensus

Si le droit, comme système juridique, n’a pas de vocation de définir des notions, le recours à ces dernières ne peut se faire non plus sans précisions linguistiques, particulièrement dans un contexte éthico-juridique. Concernant la notion de dignité, voici plusieurs textes qui l’évoquent.

a) Le Manifeste Pro-euthanasie du juillet 1974 précise ce qui suit :

« Nous croyons en la valeur et la dignité de l’individu. Cela demande qu’il soit traité avec respect et par conséquent que lui soit laissée la liberté de décider raisonnablement de son propre sort. […] Il est cruel et barbare d’exiger qu’une personne soit maintenue en vie contre sa volonté en lui refusant la délivrance qu’elle souhaite, alors que sa vie a perdu tout : dignité, beauté, signification, perspective d’avenir. La souffrance inutile est un mal qui devrait être évité dans les sociétés civilisées » [2].

Bien que Le Manifeste ne soit pas un texte juridique, il est d’une valeur importante dans notre analyse puisqu’il constitue la base fondamentale de la création des Directives anticipées (DA) et de l’émergence du droit à mourir dans la dignité. Le Manifesto souligne l’importance de la dignité de chaque individu et le fait que celui-ci peut perdre sa dignité en fin de vie. Toutefois, il n’y a aucune indication de ce qu’est cette dignité.

b) L’art. 1 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH) indique que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits » sans expliquer ce qu’est cette dignité comme fondement de l’égalité.

c) Dans sa décision [3] du 27 juillet 1994, le Conseil constitutionnel élève au rang du principe à valeur constitutionnel le principe de la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation. Ce principe se reflète dans l’art. 16 du Code civil [4] qui tend à protéger la personne humaine et à affirmer le droit à la dignité. Qu’entend-on par dignité selon ce principe et cet article ? L’interprétation est laissée au bon soin de la jurisprudence.

d) Dès son premier article, la Charte fondamentale des droits de l’Union européenne affirme que « la dignité humaine est inviolable. Elle doit être respectée et protégée ». Ceci dit, la même question se pose : qu’est-ce que la dignité ?

De quelle dignité parle-t-on ? La dignité peut-elle être perdue ? Peut-on déposséder ou être dépossédé de sa dignité ? Existe-t-il une véritable dignité dans la mort ? Il est clair que la loi ne définit nulle part la dignité, même si elle l’évoque dans divers textes relatifs à la bioéthique. Sans entrer dans l’histoire éthico-philosophique de ce concept, puisque les concepts de dignité « évoluent constamment tout au long du parcours de fin de vie du patient » [5], deux approches peuvent tentent d’interpréter ou de donner une définition de ce qu’est la dignité.

2.    L’approche Pro-choix

Cette approche se base particulièrement sur le principe de l’autonomie de l’individu, comme expression absolue de la liberté : l’individu a droit de poser des choix le concernant, en l’occurrence le choix de mourir dans la dignité. Il s’agit de la dignité existentielle [6] qui fait référence à des situations proprement existentielles dans lesquelles on juge ce qu’est une vie « digne » et une vie « indigne ». Elle peut avoir deux interprétations sont possibles [7] : la dignité subjective (2.1) et la dignité objective déployée (2.2).

2.1.  La dignité subjective

La dignité subjective se base sur le ressenti qu’a le sujet sur lui-même à travers une perception personnelle et sociale. Un patient qui demande une aide à mourir est une personne souffrante qui agonise, qui a une vision subjective de sa dignité. Ce patient pense que son état n’est pas « digne » de la vie. Une étude faite sur l’Allemagne, les États-Unis et le Canada a confirmé une telle perception selon laquelle le patient pense « que la poursuite de la vie dans un état de souffrance ou d’incapacité est une indignité » ou une « perte de dignité » [8]. Cette même interprétation a été avancée par la Convention citoyenne sur la fin de vie selon laquelle « il pourrait y avoir chez certaines personnes un sentiment accru d’indignité » [9]. C’est sur ce type de dignité que repose clairement le projet de loi relatif à la fin de vie lorsque O. Falorni affirme que « ce délai [de réflexion] peut être abrégé à la demande de la personne si le médecin estime que cela est de nature à préserver la dignité de cette dernière telle qu’elle la conçoit » [10].

2.2.  La dignité objective déployée

La dignité objective [11] déployée « désigne des actes conformes à un certain idéal social » émanant de tout vouloir maîtriser sur la base d’un critère collectif. Elle est « solidaire du sentiment subjectif de dignité ». En effet, « dans une société où la technique permet d’accéder à une maîtrise assez inouïe de la vie dans ses diverses modalités, la dignité objective déployée peut ainsi en venir à désigner celle qui est appropriée à cette maîtrise et que l’on évalue à l’aune du faire, de la performance » [12]. En se projetant dans un éventuel futur de souffrance qui les touchent personnellement, les partisans de la fin de vie affirment que l’aide à mourir fait partie de cette dignité objective déployée, fondée sur le sentiment de compassion, pour aider les autres à être soulagés voire délivrés de leurs souffrances, tel qu’on l’a observé en Belgique, en Allemagne et aux États-Unis [13]. Dans ce même sillage, la Convention citoyenne utilise l’expression « euthanasie compassionnelle », qui pourrait « exceptionnellement » inclure des enfants [14].

3.    L’approche Pro-vie

Cette approche se base sur une vision personnaliste selon laquelle tout être humain porte en lui une dignité ontologique (3.1) laquelle doit constituer une base fondamentale dans les textes juridiques (3.2).

3.1.  La dignité ontologique

« Tous les hommes sont dignes d’une dignité absolue et doivent être respectés, et ceci, même si Dieu n’existait pas » [15]. Cette dignité absolue est la dignité ontologique inséparable de la personne, corps et âme, dans leur uni-totalité [16]. En ce sens, le corps seul, avec toutes ses faiblesses, ne peut pas définir la personne, ni représenter à lui seul la dignité de la personne. Dans le cas contraire, on tombe dans une vision réductionniste de la personne humaine. Personne ne peut donc lui enlever cette dignité, qui est enracinée dans l’être même de tout être humain [17].

La dignité ontologique ne se prouve pas et n’a pas à l’être. Elle n’est pas un objet de possession ou de droit. Elle « ne peut jamais être effacée et reste valable au-delà de toutes les circonstances dans lesquelles les individus peuvent se trouver » [18]. Elle ne dépend ni du statut social, ni de l’appartenance ethnique, ni de l’état de santé. Elle est non incommensurable. C’est la raison pour laquelle, elle est loin d’être interprétée dans une « perspective d’une liberté autoréférentielle et individualiste, qui prétend créer ses propres valeurs sans tenir compte des normes objectives du bien et de la relation avec les autres êtres vivants » [19].

3.2.  Une valeur juridique universelle

Cette dignité ontologique est à l’origine du principe de dignité tel qu’il se trouve proclamé dans l’art. 1 de la DUDH au lendemain de la seconde guerre mondiale. Ainsi, dans le Préambule, la DUDH affirme que la reconnaissance « la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde ». Par ailleurs, la Convention d’Oviedo, instrument juridique contraignant dans le domaine biomédical, évoque implicitement cette dignité ontologique en la liant à l’appartenance à l’espèce humaine. Dans le Préambule, la Convention souligne « la nécessité de respecter l’être humain à la fois comme individu et dans son appartenance à l’espèce humaine et reconnaissant l’importance d’assurer sa dignité » [20].

En effet, ces deux affirmations ne font que confirmer la dignité comme une « valeur inconditionnelle de tout être humain » [21], tout simplement de par son appartenance à la famille humaine. Alain Supiot précise que, puisque elle ne se déploie pas dans l’espace mais dans le temps, en « réalisant l’unicité fictive des prédécesseurs et des successeurs potentiels, qui sont tous présents dans et incorporés à son titulaire du moment, la Dignité, par définition, ne meurt jamais » [22].

Puisque la personne ne se limite pas à sa seule dimension biologique, mais qu’elle doit aussi être abordée à travers ses dimensions psychologique et spirituelle (au sens transcendantal par rapport aux autres créatures), la dignité ontologique devient le fondement de tous les droits et devoirs de chaque être humain.

Conclusion

Suite à cette analyse, nous pouvons tirer les conclusions suivantes :

a) La notion de dignité telle qu’elle est conçue dans les discours souhaitant légiférer l’aide à mourir repose sur une interprétation subjective, compétitive, performantiste et utilitariste, soumise à une évolution sociale et sociétale.

b) Une telle interprétation ne peut que créer des catégories de personnes humaines selon un « dignitomètre » [23] à géométrie. Ainsi, un eugénisme silencieux s’installe au fur et à mesure dans l’inconscient collectif pour se débarrasser de toute personne ne remplissant pas le critère de santé « physique » ou « mentale ».

c) Le droit, en tant que système juridique, pour garantir son objectivité et pour permettre « de sortir des débats interminables » [24], doit se référer à sa fonction anthropologique comme institution de la raison [25]. En ce sens, seule la dignité ontologique peut « garantir à toute nouvelle génération un ‘déjà-là’, ce qu’Arendt appelle ici ‘la préexistence d’un monde commun qui transcende la durée de la vie individuelle de chaque génération » [26]. Dénaturer les notions de leur valeur objective ne peut que conduire à un régime totalitaire [27] dans lequel toutes les idéologies vont à l’encontre des Droits fondamentaux de l’Homme, en l’occurrence le droit de préserver sa dignité.

D’où la question fondamentale au cœur de ce débat : « se condamner à mourir pour éviter les indignités, les afflictions, les préjugés ou les préjudices d’une condamnation à vivre encoure une existence dont on estime devoir se délivrer par un suicide ou être médicalement délivré, est-ce affirmer son libre choix ? » [28].

                                                                               

[1] Cette analyse est une reprise et un développement d’une partie de mon article en anglais :
M. Badr, «The bioethical dilemmas of legalizing ‘active aid in dying’ in France», Medicina y Ética 35/4 (2024), 1077‑1097, in https://revistas.anahuac.mx/index.php/bioetica/article/view/2568 [1-10-2024], 1086‑1089.

[2] J. Monod, L. Pauling et G. Thomson (et une quarantaine de savants de renommée mondiale), « Manifeste en faveur de l’euthanasie », The Humanist, juillet-août 1974 ; trad. Le Figaro, 1er juillet 1974.

Cité dans M.-J. Thiel, «Dignité ? Circulez !», in A.-M. Dillens – B. Van Meenen (edd.), La dignité aujourd’hui : Perspectives philosophiques et théologiques, Collection générale, Presses de l’Université Saint-Louis, Bruxelles 2019, 103‑122, in http://books.openedition.org/pusl/22770 [2-4-2023].

[3] Cons. const., «Décision n° 94-343/344 DC du 27 juillet 1994. Loi relative au respect du corps humain et loi relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal. JORF du 29 juillet 1994».

[4] « La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie ».

[5] E. L. Y. Quah et al., «A Systematic Review of Stakeholder Perspectives of Dignity and Assisted Dying», Journal of Pain and Symptom Management 65/2 (2023), e123‑e136, in https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0885392422009241 [16-4-2024], 123.

[6] Dicastère pour la Doctrine de la foi, Déclaration dignitas infinita sur la dignité humaine, 2024, in https://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_ddf_doc_20240402_dignitas-infinita_it.html [15-4-2024], § 8.

[7] A.-M. Dillens – B. V. Meenen, La dignité aujourd’hui: Perspectives philosophiques et théologiques, Presses de l’Université Saint-Louis 2019.

[8] J. Keown, Euthanasia, Ethics and Public Policy: An Argument Against Legalisation, Cambridge University Press, Cambridge 20182d edition, 50, 117, 135, 170, 204, 363, 365, 457.

[9] «Rapport de la Convention Citoyenne sur la fin de vie», Conseil économique, social et environnemental (CESE); Centre National fin de vie – soins palliatifs; Ministère de la Santé et de la Prévention, Paris avril 2023, 172, in https://conventioncitoyennesurlafindevie.lecese.fr/sites/cfv/files/CCFV_Rapportfinal.pdf [4-2-2023], 45.

[10] O. Falorni, «Proposition de loi no 1100 relative à la fin de vie», 2025, in https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/textes/l17b1100_proposition-loi [18-4-2025].

[11] Il ne faut pas comprendre l’objectivité dans son sens de scientifique ou dans le sens d’émettre un jugement sans faire intervenir de préférences personnelles.

[12] M.-J. Thiel, «La dignité humaine. Perspectives éthiques et théologiques», in Le corps, le sensible et le sens, Presses universitaires de Strasbourg, Strasbourg 2004, 131‑164.

[13] J. Keown, Euthanasia, Ethics and Public Policy, 58, 270‑271, 303, 366‑372.

[14] «Rapport de la Convention Citoyenne sur la fin de vie», 65.

[15] É. Fiat, Grandeur et misère des hommes. Petit traité de dignité humaine, Larousse, Paris 2010, 141.

[16] E. Sgreccia, Manuel de bioéthique, Volume 1 : Les fondements et l’éthique biomédicale, Mame – Edifa, Paris 2004, 124.

[17] J. Keown, Euthanasia, Ethics and Public Policy, 38‑40.

[18] Dicastère pour la Doctrine de la foi, Déclaration dignitas infinita sur la dignité humaine, § 7.

[19] Ibid., § 26.

[20] Conseil de l’Europe, «Convention pour la protection des Droits de l’Homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine: Convention sur les Droits de l’Homme et la biomédecine», 1997.

[21] J.-M. Gomas – P. Favre, Fin de vie : peut-on choisir sa mort ? Un enjeu majeur de civilisation, Artège Editions, Perpignan 2022, 90.

[22] A. Supiot, Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du Droit, Points, Paris 2009, 61.

[23] É. Fiat, «Euthanasie : « La notion de dignité est très à la mode, mais très confuse ».», 2021, in https://sfap.org/system/files/euthanasie_et_dignite_eric_fiat_-_le_point_avril_2021.pdf [18-4-2025].

[24] A. Supiot, Homo juridicus…, 108.

[25] Ibid., 10.

[26] Ibid., 108.

[27] H. Arendt, Le système totalitaire. Les origines du totalitarisme, Points, Paris 2005, 185.

[28] E. Hirsch, Devoir mourir, digne et libre, Le Cerf, Paris 2023, 31.

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